Ruedi Baur: Le graphisme suisse, hier, aujourd’hui et demain
Texte par Jean-Philippe Peynot
28.08.16
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Depuis que le graphisme s’est constitué en tant que discipline, au début du xxe siècle, un pays contribue plus que tous les autres à son histoire. Ce pays à l’identité plurielle, pacifiste et plutôt discret, c’est la Suisse, bien sûr! PROPOS RECUEILLIS PAR JEAN-PHILIPPE PEYNOT
Aujourd’hui encore, aussitôt que l’on pense au graphisme, à son histoire ou à son actualité, la Suisse reste au premier plan, et cela partout dans le monde. Comprendre les raisons de cet étonnant succès permettrait peut-être aussi de mieux comprendre ce qu’est le graphisme, et comment il pourrait se réinventer pour accompagner le grand défi que l’espace public, urbain aussi bien que virtuel, impose aujourd’hui à tous les créateurs, architectes et designers du monde entier. Ce rôle que doit jouer le graphisme contemporain, Ruedi Baur le connaît mieux que quiconque. Le célèbre graphiste a créé les identités visuelles de bâtiments comme le Centre Pompidou, The New School, ou même de villes entières, parmi lesquelles, Lyon, Nancy, Metz, et peut-être bientôt Dessau. C’est dans son atelier parisien, Intégral, que Ruedi Baur a reçu TLmag.
Signalétique de The New School. New York, 2014. © Integral
Signalétique de The New School. New York, 2014. © Integral
×TLmag : Les graphistes suisses sont, parmi tous les graphistes « historiques », les plus nombreux. Théo Ballmer, Max Bill, Josef Müller-Brockmann, Emil Ruder, Adrian Frutiger, Jean Widmer, Karl Gerstner… la liste est interminable, et leur influence semble, aujourd’hui encore, omniprésente. Pourquoi ?
R. B. : Je pense qu’il y a en effet un phénomène suisse en matière de communication visuelle, et j’insiste sur le terme de « communication visuelle ». À un moment, on a dû transmettre des messages dans différentes langues, et peut-être par le fait qu’en Suisse, on devait s’exprimer dans au moins trois langues, le commun dénominateur, l’image, devenait plus important. Ensuite, parmi les personnalités essentielles que vous avez citées, Karl Gerstner, je pense, a ouvert une nouvelle dimension du graphisme en introduisant les notions de programmation et de système, c’est-àdire le passage de l’image seule, à la coordination des images. Gerstner a théorisé cela et l’a mis en relation avec l’art, et plus précisément avec la peinture concrète. Des personnes comme Théo Ballmer, Max Huber, Herbert Leupin, Josef Müller- Brockmann, Carlo Vivarelli ont été très influencés par la peinture concrète. Il y a d’ailleurs un graphiste important, membre de cette avant-garde, qui, à un moment donné, a décrété ne plus être graphiste, mais seulement peintre concret : c’est Richard Paul Lohse.
Signalétique de la ville de Metz, 2012. © Integral
Signalétique de la ville de Metz, 2012. © Integral
×TLmag : Et si l’on songe aussi à Max Bill et Johannes Itten, n’est-on pas amené à faire le lien avec le Bauhaus ? Johannes Itten a enseigné et dirigé l’école des Arts appliqués de Zurich, après avoir enseigné au Bauhaus. Max Bill, lui, avait étudié au Bauhaus avant de porter à travers le monde, jusqu’au Brésil, les lumières de l’art concret.
R. B. : Le retour en Suisse, pour de nombreux graphistes, commence, après le démarrage du fascisme, dès les années 1930, et il correspond aussi à l’arrivée de toute une intelligentsia venant d’autre pays. On peut nommer par exemple Anton Stankowski, qui a passé toute la guerre en Suisse, qui était graphiste, et aussi peintre concret. Après le Bauhaus, il y avait en Suisse, la volonté de penser l’avenir. Je crois que toute la question de l’identité visuelle est fortement présente sur ce territoire, dès l’après-guerre, ce qui explique le travail de graphistes comme Jean Widmer, Ruedi Rüegg, et tous ceux qui étaient proches de Josef Müller-Brockmann, à Zurich, et de Armin Hofmann, à Bâle. Dès les années 1940, en lien avec l’ordinateur et le marketing, des graphistes, et notamment Gerstner, ont commencé à considérer l’image comme un système, qui peut se développer sous la forme de gammes, s’appliquant par exemple aux identités visuelles ou au packaging.
Signalétique du Centre Georges Pompidou, 2001. © Integral
Signalétique du Centre Georges Pompidou, 2001. © Integral
×TLmag : Pourrait-on voir dans le paysage de la Suisse, la source d’une vision spécifique, d’une rigueur que l’on retrouverait jusque dans le graphisme ? S’il y a eu un urbanisme « horloger » à La Chauxde- Fonds, y a-t-il eu un graphisme « horloger » à Zurich et à Bâle ?
R.B. : Il y avait en tout cas une très grande application, un goût pour l’exactitude et la chose bien faite. Cela passait par l’art concret et cette tentative, grâce à la géométrie, d’arriver à l’absolu. Représenter quelque chose qui échappe à l’imperfection du monde. Est-ce lié au paysage ? Est-ce lié au protestantisme ? Il y a, au moment de l’éclosion du style suisse, la recherche de ce qui pourrait être commun à la partie française, italienne et allemande de la Suisse, il y a donc de l’universel.
TLmag :Il y avait aussi une vocation universelle au Bauhaus et à Ulm, ainsi que dans tous les mouvements qui ont accompagné la modernité. Cet héritage culturel ne vous semble-t-il pas lourd à porter, lorsqu’il n’est plus lié à un lieu et à une époque bien définis ?
R. B. : La dimension qui m’intéresse le plus dans le Bauhaus et Ulm est celle de la relation entre création et politique : venir placer la question du design au centre de la problématique sociale. Mais pour ma part, j’ai une difficulté avec la conséquence esthétique de ces prises de position, quand elles créent un style. Le passage vers la forme universelle me pose problème. Lorsque des collègues suisses me disent : « Il n’y a que l’Helvetica qui est lisible » ou encore « Il faut faire ainsi et non pas autrement », là je dis : « Stop ! ». C’est le contexte qui compte, et c’est du contexte, et non pas de l’universel, qu’il faut faire ressortir la forme.
Signalétique de la médiathèque André Malraux, Strasbourg, 2009. © Integral
Signalétique de la médiathèque André Malraux, Strasbourg, 2009. © Integral
×TLmag : Quel est le rôle social du graphisme, tel qu’il peut apparaître dans votre travail, et peut-être précisément dans celui que vous consacrez à la signalétique ? Pourquoi accorder tant d’importance à la signalétique alors que les technologies de la communication permettent aujourd’hui de se situer et de s’orienter, où que l’on se trouve et sans aucune aide extérieure ?
R. B. : Le graphisme n’a l’air de rien, on le sous-estime souvent, mais il marque très fortement notre environnement quotidien. Les graphistes suisses que nous avons cités sont arrivés à trouver des expressions justes, par rapport aux réponses qu’ils apportaient. Il faut créer un décalage entre la demande et la réponse. C’est ce décalage qui est hautement politique. La question de la signalétique n’est pas seulement celle du fléchage et de l’orientation, mais aussi celle de l’identification. Il faut donner au lieu une expression visuelle. Ce qui m’intéresse, c’est que le lieu puisse se dire dans sa diversité, dans sa variabilité, dans sa progression et dans sa multiplicité. Il s’agit de créer une expression identifiable à un lieu, reconnaissable, et qui permette tout de même la coordination de différences.
Mobilier urbain de la place du Château, Strasbourg, 2013. © Integral
Mobilier urbain de la place du Château, Strasbourg, 2013. © Integral
×TLmag : Cela implique une certaine idée de l’identité.
R. B. : Oui, je crois en une identité plurielle et complexe.
TLmag : Lorsque je vois la signalétique du Centre Pompidou, si présente qu’elle peut sembler prendre le dessus sur l’architecture, mais aussi celle de la cité universitaire, ou encore la Maison de la Villette, ici à Paris, est-ce encore du graphisme, ou n’est-ce pas déjà de l’architecture ?:
R. B. : À votre arrivée, nous étions justement en train de discuter d’une signalétique pour la ville de Dessau, un concours, et je disais : « Soit c’est architectural, soit ça ne peut pas être ». La signalétique peut parfois prendre une dimension architecturale, et elle est, de toute façon, dans une forte synergie avec l’architecture. Dans mon travail, j’essaie de jouer avec l’architecture, de la soutenir, parfois jusqu’à ne faire qu’un avec elle. La principale question, pour moi, est celle de l’espace public, y compris quand cet espace est virtuel. J’ai dirigé un institut qui s’appelait Design- 2Context. Je pense que le design doit être réinventé en fonction de la réalité urbaine et architecturale. Chaque lieu a son langage, et il doit s’exprimer dans son langage.
TLmag : Pourrait-on imaginer aujourd’hui un urbanisme de l’information ? Une architecture de l’information, matérielle, qui permettrait de repenser la ville, de la construire, en lien avec le monde virtuel ?
R. B. : Lorsque l’on conçoit un espace hyperfonctionnel comme un aéroport, une gare ou le métro du Grand Paris, sur lequel nous travaillons en ce moment, c’est tout de même le fonctionnement lié à l’information qui définit l’espace, plus que toute autre chose. Dans les villes contemporaines, et jusque dans leurs « non-lieux », l’information est très fortement présente et elle doit pouvoir dépasser la seule raison fonctionnelle. C’est dans la dialectique entre information et non-information que la ville doit se construire, en reliant le monde de l’information au monde réel. C’est le grand défi du xxie siècle !
Intervention de design urbain sur la Maison de la Villette. Paris, 2010. © Integral
Intervention de design urbain sur la Maison de la Villette. Paris, 2010. © Integral
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