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Il existe en architecture une peur de la « théorie ». Depuis la dissolution du Critical Project dans les années 1990, beaucoup d’architectes ont en effet renoncé à s’engager explicitement dans une réflexion sociale et politique. Peut-être ce changement de cap a-t-il été opéré sous l’effet des efforts encore embryonnaires d’exploration de l’espace déployés il y a vingt ans. Peut-être cette réticence à prendre position par rapport à d’obscures idées extérieures au champ de l’architecture est-elle propre à l’« insouciance » des années 1990, une décennie où certains proclamèrent que l’« histoire » et le dialogue avec la vie sociale n’avaient plus de conséquences politiques. Mais l’insouciance de la « troisième voie » des années 1990 s’est depuis longtemps évanouie.

Détail d'une folie, Parc de la Villette, Paris, France, 1982-87

De l’intérêt de Bernard Tschumi | Nouveautés

Détail d'une folie, Parc de la Villette, Paris, France, 1982-87

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Dans un contexte politique, économique et social en rapide mutation, il nous faut désormais nous demander comment l’architecture (sans doute le plus public des arts) parviendra à s’adapter à une telle évolution. Nous devrions nous poser la question suivante : dans quelle mesure le formalisme véhiculé par l’informatique peut-il nous permettre de réconcilier cette discipline avec notre situation historique actuelle ? L’architecture se trouve peut-être à un carrefour où la théorie, aussi dense et prosaïque soit-elle, pourrait nous aider à démontrer la pertinence de cette discipline au sein d’une multitude bigarrée, à une époque fourmillant d’incertitudes. À l’heure actuelle, les travaux de Bernard Tschumi méritent plus que jamais notre attention : didactique dans son travail et précis dans son exécution, celui-ci a en effet conféré à l’architecture la capacité de réconcilier la réalité avec la théorie et la pratique de l’architecture. S’il adopte une telle approche, c’est moins pour faire travailler ses neurones que pour prouver que l’environnement construit peut jouer un rôle actif à une époque où l’avenir de l’histoire est plus incertain que jamais.

Espace interstitiel entre les folies, Parc de la Villette, Paris, France, 1982-87

De l’intérêt de Bernard Tschumi | Nouveautés

Espace interstitiel entre les folies, Parc de la Villette, Paris, France, 1982-87

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L’architecture a toujours été problématique du fait de son incapacité à apporter des réponses suffisamment rapides, un défaut inscrit dans sa nature. Il n’est pas rare en effet que de nombreuses années s’écoulent entre la naissance d’une idée, sa conception, sa construction et sa présence effective dans l’espace, c’est pourquoi il est difficile de faire en sorte qu’une construction conserve son actualité et sa capacité à interagir avec l’environnement qui l’entoure. Dans une forme d’art aussi tributaire du style que l’architecture, l’esthétique existe dans les limbes du temps. Si la mode et le design graphique sont doués d’une capacité d’adaptation rapide aux idées et aux sensibilités, l’architecture peine souvent à réagir aussi vite ; elle n’a donc d’autre issue que d’anticiper et de lancer des tendances futures ou de déterminer après coup ce qui est dépassé et obsolète. Les oeuvres de Bernard Tschumi nous montrent qu’une autre voie s’offre à nous. L’architecture est évolutive, dans la mesure où elle peut faire surgir un environnement répondant instantanément à ce qui se passe à un moment précis ; une telle évolutivité permet à ceux qui interagissent avec ces espaces – les artisans du « maintenant » –de définir leur identité présente.

Exploded axonométrie, Parc de la Villette, Paris, France, 1982-87

De l’intérêt de Bernard Tschumi | Nouveautés

Exploded axonométrie, Parc de la Villette, Paris, France, 1982-87

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Le Parc de La Villette (un ancien abattoir de l’époque de Napoléon III) se trouve au Nord-Est de Paris, dans le 19e arrondissement de la capitale. La commission de La Villette a contribué à affirmer la présence de Bernard Tschumi dans les canons de l’histoire de l’architecture. C’est en remportant le concours lancé pour réinventer ce site que Bernard Tschumi a commencé à travailler sur ce projet, qui a fait couler beaucoup d’encre et constitue désormais le b.a.-ba des cours de théorie architecturale dans les universités. Ponctué de trente-cinq « Folies » – des constructions rouges bâties à des endroits précis –, ce paysage didactique est emblématique des idées de la fin des années 1970 et du début des années 1980 en vogue à l’époque où il a vu le jour ; ces idées, en particulier celle de l’évolutivité du langage et de la compréhension, ont toutefois donné naissance à un projet capable de s’épanouir et de vivre dans le moment présent. Dans son essai intitulé Abstract Mediation and Strategy, Bernard Tschumi explique que « La Villette se penche sur de nouvelles conditions sociales et historiques : une réalité dispersée et différenciée qui marque la fin de l’utopie de l’unité. » Là, ce qui n’a pas été chorégraphié peut malgré tout se produire.

La Villette résiste à toute filiation architecturale, dans la mesure où son fonctionnement repose sur un ensemble d’opérations complexes. Selon l’architecte, la résistance d’une création à une classification simpliste au sein d’une généalogie précise lui permet d’être définie par ceux qui l’habitent à un moment donné. Si Bernard Tschumi a effectivement dessiné l’environnement de La Villette, il serait plus juste de le voir comme celui qui a déclenché le mécanisme que constitue ce parc. Qu’il s’agisse des « Folies » ou de la luxuriante végétation, ce sont en effet les interactions infiniment imprévisibles avec l’espace qui font apparaître l’« architecture ». Qu’ils s’y rendent dans les années 1980, en 2016 ou en 2116, les visiteurs du Parc de La Villette ont interagi ou interagiront tous différemment avec ce site. Chaque conception du parc est unique et façonnée par d’innombrables figures, événements, idées et endroits, c’est pourquoi La Villette sera toujours d’actualité. On peut en effet considérer que ce projet datant des années 1980 est plus récent que certaines structures achevées en 2016, dans la mesure où ses identités programmatiques, dont Bernard Tschumi a eu la sagesse de ne pas reconnaître la paternité, sont constamment réinventées. À l’inverse, une architecture qui prescrit fermement l’usage qui doit en être fait et impose une stricte interprétation esthétique restera à jamais tributaire d’un moment précis et résistera à toute sorte de transformation.

Vue intérieure d'une folie, Parc de la Villette, Paris, France

De l’intérêt de Bernard Tschumi | Nouveautés

Vue intérieure d'une folie, Parc de la Villette, Paris, France

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Comme l’architecture met si longtemps à sortir de terre, elle se doit d’être souple. Une construction a tout intérêt à ne pas se rapporter à un moment précis : elle peut ainsi interagir plus longtemps avec l’environnement qui l’entoure, mais aussi, et surtout, inviter ses utilisateurs à interagir avec elle à mesure qu’ils la définissent. D’une certaine façon, cet idéalisme se heurte naturellement à la réalité de l’architecte-auteur. Cette discipline, comme d’autre professions qu’il faut étudier avant d’exercer, s’enorgueillit en effet de ses secrets si bien gardés et de son savoir-faire ; si les architectes consacrent une partie de leur vie à étudier pour ensuite exercer ce métier, ce n’est pas pour qu’un public anonyme vienne modifier leur travail. L’architecture est pourtant largement moins définie et délimitée que les autres professions libérales, bien qu’elle obéisse également à des normes éthiques, au même titre que la médecine ou le droit. Nombreux sont ainsi les architectes à penser qu’ils sont investis du devoir d’oeuvrer pour le bien et l’épanouissement du public, ce qui n’implique en aucun cas de sacrifier le travail de conception. Il conviendrait en revanche de repenser les relations entre les auteurs, les sujets et les objets sous un jour plus totalisant.

Vue sur les folie, Parc de la Villette, Paris, France, 1982-87, © François-Xavier Bouchart

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Vue sur les folie, Parc de la Villette, Paris, France, 1982-87, © François-Xavier Bouchart

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L’heure est aujourd’hui à la réinterprétation du discours didactique des modernistes par des voix jadis réduites au silence. Les architectes devraient avoir conscience des modes d’interaction potentiels et probables entre les personnes et les espaces aménagés ; Bernard Tschumi a créé un précédent édifiant à cet égard. En adoptant une distance critique avec l’orthodoxie moderniste qui prescrit la relation qui doit exister entre l’observateur et l’environnement construit, les architectes peuvent désormais imaginer des constructions capables d’interagir avec une époque qu’il est de plus en plus complexe de définir et d’illustrer. Si l’identité conceptuelle et même les opérations physiques d’un environnement construit sont malléables, celui-ci sera alors capable de répondre instantanément à un contexte global en constante mutation. Le Parc de la Villette fournit un excellent exemple de construction visionnaire susceptible d’être appropriée par toute personne capable d’interagir avec l’espace. Une telle appropriation permet à chacun d’entre nous de se faire sa propre idée du parc, mais aussi d’agir en fonction de cette idée. Pour que l’architecture reste d’actualité à travers le temps, elle doit être prête à assumer ce rôle.

Essai: Peter Dumbadze