Le mobilier scandinave vintage
Texte par TLmag
Brussels, Belgique
28.01.15
C’est un vrai phénomène, un succès jamais démenti. Comment des designers issus de pays différents mais partageant des valeurs communes ont-t-ils réussi à créer il y a plus de 60 ans un style qui reste d’un étonnant modernisme et dont les rééditions connaissent aussi autant de succès?
La Scandinavie qui regroupe le Danemark, la Norvège et la Suède auxquels on ajoute ici la Finlande et l’Islande est pourtant à l’origine de ce courant qui prit naissance dès les années 1920. L’Europe était alors en pleine effervescence créative. Dès 1918, Le Corbusier avait publié avec Amédée Ozenfant « Après le cubisme » et, en 1919, Walter Gropius créait en Allemagne le Bauhaus s’appuyant sur un concept minimaliste en forte opposition avec le courant flamboyant de l’Art déco.
Entre l’épure froide du Bauhaus et la chaleur raffinée et polychrome des années 30, l’art scandinave apparait comme une synthèse très originale. Du premier mouvement, il retiendra la pureté des lignes et des volumes, du second la chaleur et le raffinement des matériaux non dénué de sophistication, sans ostentation. Par contre, si ces influences se ressentent au niveau esthétique, les valeurs qui le sous-tendent sont, elles, très spécifiques. Elles relèvent d’un courant de pensée d’abord issu en Suède, sous l’impulsion d’Ellen Key, essayiste, et dont le pamphlet publié dès 1899, Skonhert for Alla (La Beauté pour tous) fit grand bruit.
Il fallut cependant attendre les écrits de Gregor Paulsson, Vaackarare Vardagsvara (Plus de belles choses pour un usage quotidien) pour que s’élabore un véritable travail de réflexion autour d’une nouvelle philosophie du mobilier. À la fois historien et sociologue, Gregor Paulson prônait une collaboration entre artistes et fabricants. On pourrait considérer qu’il contribua, de fait, à affirmer l’identité du « designer ».
La rigueur et simplicité du design scandinave
Dans ces pays nordiques, face à un climat rude, austère, où les journées sont courtes, la lumière rare mais sublime, la maison est un véritable lieu de vie, un refuge. Il convient donc d’optimiser les caractéristiques de l’habitat. Très vite sont ainsi définis les critères fondamentaux du mobilier scandinave : fonctionnel, solide, de qualité, facile d’usage, bien proportionné, s’intégrant aisément, sans ornement, aux lignes simples, pures, et toujours Beau. Cette beauté s’exprime de nombreuses façons, dans le choix méticuleux des matériaux et dans leur traitement.
De la naissance des belles formes quotidiennes
Parallèlement, au Danemark dans les années 1920, sous l’impulsion de Poul Henningsen (1894-1967), rédacteur de la revue Kritisk Revey (Critiques) et grand nom du design scandinave, l’accent fut mis sur le devoir moral des designers, celui de prendre en compte la qualité de vie des gens et la nécessité de les fournir en meubles conçus comme des Objets à part entière, contribuant à l’agrément des intérieurs.
La création en 1924 du Département de design mobilier à l’école d’architecture de l’Académie royale des Beaux-Arts eut aussi un fort impact via l’enseignement très précurseur du très charismatique architecte et designer Kaare Klint (1888-1954). C’est lui qui introduisit la notion d’ergonomie pour le design des fauteuils et des chaises afin d’en optimiser le confort. Il prônait aussi l’harmonisation des éléments décoratifs accompagnant les meubles, et lança le concept des éléments modulables qui inspira Cadovius et ses bibliothèques modulables au gré des besoins.
De l’usage essentiel des matériaux
Le bois est le premier de tous. Travaillé de manière exceptionnelle, galbé, cintré, magnifié, il est le matériau noble par excellence : bois exotiques tels que teck, palissandre, bois de rose, dont on veillera à mettre en valeur les veines, les couleurs, la patine, auxquelles on ajoutera de fines charnières élégantes, ou de petites serrures aux clés délicatement forgées.
Les finitions sont toujours parfaites : fines coupes à onglets, tenons et mortaises d’une netteté absolue, poignées en creux moulurées. On y trouve également des placages en bouleau, pin, sycomore pour les secrétaires et cabinets, du bois de citronnier odorant pour les intérieurs d’enfilade et de commode. Chêne et hêtre sont aussi utilisés en multipli. Peuvent y être associés des matériaux tels que le cuir, la pierre ou le marbre, le verre, qui comme le bois sont issus de la nature dont on reste toujours très proche.
L’acier et l’aluminium sont aussi deux matériaux très caractéristiques. L’acier dont un designer comme Arne Jacobsen fera grand usage, peut être chromé, laqué, argenté. Quant à l’aluminium c’est probablement Louis Poulsen et ses fameuses lampes PH qui lui donna ses lettres de noblesse. Enfin l’utilisation de matériaux nouveaux tels que skaï, moleskine, coques en résine ou mousse de polyuréthanes témoigne de la modernité du mouvement.
Les icônes du design scandinave du XXe siècle
Des cinq pays de Scandinavie, c’est le Danemark où l’on va trouver le plus grand nombre de designers emblématiques: Arne Jacobsen (1902-1971) et sa chaise « Fourmi », the Ant chair, créée pour la cantine de la firme pharmaceutique Novo. Siège et dossier sont pour la première fois indissociables grâce à une seule et même feuille de contreplaqué. Ses déclinaisons, la « Série 7 » et la « 3107 » connaîtront un succès rarement égalé : 5 millions d’exemplaires de cette dernière ont été produites à ce jour. Pour l’ameublement du SAS Royal Hotel de Copenhague en 1958, premier gratte-ciel du Danemark, il conçut deux pièces devenues de véritables icônes : le fauteuil « Cygne » (the Swan) aux accoudoirs déployés et le magistral fauteuil « Œuf » (the Egg chair) à la forme incurvée. Très copié, il est La référence incontestée du design scandinave.
Ole Wanscher (1903-1985), aux créations fines, élégantes et structurées, souvent réalisées avec le maître ébéniste A.J. Iversen, puise souvent dans le répertoire décoratif de l’Égypte, avec un tabouret éponyme devenu célèbre, de l’Angleterre ou de la Chine.
Finn Juhl (1912-1989) fut le premier à être reconnu internationalement. Autodidacte, il conçoit des pièces hors du commun, particulièrement sculpturales et expressives qui mettent davantage l'accent sur la forme que sur la fonction : le fauteuil « 45 », le fauteuil « Chieftain » sont les plus représentatifs de son travail.
En Finlande, c’est à Alvar (1898-1976) & Aine Aalto (1894-1949) que l’on songe immédiatement. Alvar fait du contreplaqué son matériau de prédilection et lance des expérimentations sur le contreplaqué collé et courbé qui aboutiront à la création du très innovant fauteuil « no 41 » et « no 31 » (1931-1932). Grâce à sa technique de cintrage du bois qui va permettre, pour la première fois, d’ancrer les pieds directement sous l’assise sans faire appel à un quelconque châssis ou à une structure supplémentaire, Aalto conçoit en 1933 des séries de sièges à piètements en L (« L-leg », 1932-1933), en Y (« Y-leg », 1946-1947) et en éventail (fan-leg, 1954) dont le tabouret empilable « no 60 ». Souvent qualifié de « fondateur du design organique », il a beaucoup influencé des designers d’après-guerre comme Charles & Ray Eames.
En Suède, Bruno Mathsson (1907-1988) est l’un des premiers noms qui vient à l’esprit. Parfait adepte du fonctionnalisme, il se révéla non seulement excellent ébéniste avec une technique très particulière de courbure du bois mais aussi porta à son apogée l’étude ergonomique afin de concevoir « l’assise ultime ». Naîtront le fauteuil « Pernilla » et le fauteuil « Jetson ».
Arne Norell (1917-1971) et son fauteuil « Ari » est l’autre grand nom du design suédois. A ces créateurs s’ajoutent d’excellentes productions en céramique et en verre qui complètent l’aménagement de toute maison scandinave. Citons la fabrique de verre suédoise Orrefors, qui fut la première à inviter les artistes à créer pour elle, comme Simon Gate et Edvin Hald ou la Danoise Holmegaard avec le créateur Per Lutkend. Ou encore Gunnar Nylund et Carl-Harry Stålhane, céramistes renommés s’inspirant des céramiques de la dynastie chinoise des Song, et Stig Lindberg et son célèbre motif Bersa.
Hans J. Wegner (1914-2007), dont on fête cette année le centenaire de sa naissance, témoigne d’un formidable esprit créatif. Devenu célèbre pour ses sièges, il fut un temps l’assistant de Arne Jacobsen et Erik Moeller. En 1943, il fonde son agence de design et connait son premier succès commercial avec « la chaise chinoise » (the China Chair, devenue The Chair, éditée par Fritz Hansen). Ses créations sont révérées à la fois pour leurs lignes souples et solides et leur sophistication dépourvue d’ostentation. Citons: la chaise Paon (Peacok chair, 1947), la chaise Coquille (Shell chair, 1948), la chaise Y, ou Wishbone (1949), l’amusante Flag Halyard Chair (1950) en vraie peau de mouton dont la version originale portait des sabots de bois. « The Chair » reste sa création historique. Pour l’anecdote, John Kennedy, qui souffrait du dos, la choisit pour le débat télévisé qui l’opposait à Richard Nixon en 1960.
Un marché de l’art en croissance
Depuis quelques années, le succès des productions scandinaves, du mobilier aux luminaires et à la céramique, ne se dément pas. Les rééditions (Design-ikonik, Boutique danoises, etc.) se multiplient, les ventes aux enchères (Pierre Bergé à Bruxelles, Piasa Rive Gauche et Artcurial à Paris) démarrent très fort, de nouvelles boutiques apparaissent, et pas un stand aux Puces ou presque qui n’en ait pas une pièce, quitte pour certains à les avoir horriblement revernies auparavant!
Engouement passager, effet de mode ou réel intérêt ? Les récentes prises de conscience sur l’environnement à préserver, la saturation du jetable et de l’hyperconsommation laissent penser que cela risque bien de durer d’autant que ce design intemporel, avec ses lignes pures, ses matières chaudes, son raffinement discret et sa solidité confortable sont en parfaite adéquation avec le moment.